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Tu as fait ton temps dans les tranchées

Coucher de soleil sur la plage.

Récemment, j’ai pris des vacances pour visiter mes parents, après plus de 12 mois sans les voir en personne. Un voyage au chalet et à la petite ville où nous avons souvent passé de longs week-ends et des moments d’été sur la plage, au feu de camp, dans notre chalet chaleureux.

Pendant nos conversations et échanges, lorsque je parle de mon travail de recherche, de traduction et de mobilisation dans le domaine de la réduction des méfaits, mon père ne cesse de dire, très fièrement — et avec de grosses larmes dans ses yeux — « Oui, tu as fait ton temps dans les tranchées. Il est temps d’essayer quelque chose de différent maintenant ». Il fait référence au temps que j’ai passé en tant que travailleuse de première ligne dans des centres de jour pour la réduction des méfaits et des refuges d’urgence. J’ai travaillé tout au long de la crise incessante de toxicité des drogues. J’ai vécu le nombre persistant et impensable de surdoses fatales causé par les échecs des politiques néfastes en matière de drogues.

À côté de la militarisation problématique de la réduction des méfaits dans sa phrase, ce qu’il ne réalise pas non plus, c’est que je suis encore dans ces « tranchées ». J’entends encore régulièrement parler des décès par surdose dans ma communauté, et dans la communauté que j’ai fuie parce que tout cela était devenu trop lourd pour moi, et trop lourd à garder en moi.

Il y avait littéralement tellement de décès que je n’ai pas pu en tenir le compte — et je ne peux toujours pas. Tant de vies perdues, toujours trop tôt. Et ça ne s’arrête pas. Quand cela sera-t-il « suffisant ? »

Quand y aurait-il assez de décès pour être pris au sérieux par les politicien·ne·s et les têtes pensantes ? Cela aurait dû être « suffisant » il y a bien longtemps.

Plusieurs personnes que je connais sont mortes — et j’ai seulement 31 ans. Des ami·e·s, des collègues, des vieux amoureux, des personnes avec qui j’ai servi et travaillé en tant que travailleuse de première ligne. D’anciens contacts que j’essaie toujours de retrouver sur l’internet à 3 heures du matin dans une tentative désespérée et sans espoir de m’assurer que ces personnes sont toujours vivantes.

Et ce que mon père ne comprend pas exactement — et pas à cause d’un manque d’effort pour comprendre — c’est que je serai toujours dans ces « tranchées ». C’est juste que maintenant, ces « tranchées » sont dans mon esprit, dans mon cœur et dans mon âme. Ces « tranchées » sont psychologiques, et elles me harcèlent avec de mauvais rêves, des flashbacks, des sensibilités élevées et de l’anxiété chronique. J’essaie de faire face à tout cela en prenant des drogues pour m’échapper et m’insensibiliser. Ces « tranchées » ont laissé des cicatrices émotionnelles et mentales si profondes que je ne peux même pas en parler avec certain·e·s membres de ma famille et certain·e·s ami·e·s.

Je ressentirai toujours la lourdeur qui pèse sur mes épaules lorsqu’un·e ami·e ou un·e ancien·ne collègue m’appelle et que leur première phrase commence comme suit : « Je suis vraiment désolée de te faire savoir… » ou « Je ne sais pas si tu es au courant ou pas encore, mais… » ou « Je veux que tu l’apprennes par moi et pas par les nouvelles ou Facebook… ».

Et bien sûr, la sensation d’engourdissement bien trop commune qui se manifeste en lisant les messages de mes ami·e·s et de collègues sur Twitter et Instagram à propos des personnes que nous avons perdues et qui nous manquent profondément.

C’est un sentiment étrange de dissociation qui vient en voyant régulièrement ces messages — c’est un engourdissement, un sentiment que tout cela est si surréaliste, si inconcevable, si insondable. Tout ça devient trop lourd pour que je puisse y faire face, et trop lourd pour que je puisse le garder en moi.

Mais c’est réel, tout ça s’est vraiment passé, et ça se passe encore. Et cela continuera à moins que nous mettions fin à la criminalisation des drogues et à la criminalisation des personnes qui les consomment, les partagent, les vendent et les cultivent. Cela ne s’arrêtera pas jusqu’à ce que nous démantelions les politiques désastreuses en matière de drogues, coupables pour la mort de milliers et de milliers de personnes.

Nous devons agir maintenant. En fait, nous devions agir il y a DES ANNÉES. Les personnes ayant une expérience vivante et vécue de la consommation de drogues nous appellent à agir depuis littéralement DES DÉCENNIES. Quand cela sera-t-il suffisant ?

Décriminalisez les drogues maintenant. Fournissez les approvisionnements adéquats de drogues (plus) sécuritaires. Accordez les finances et le soutien considérable aux organismes communautaires qui s’engagent sur le terrain dans les communautés. Reconnaissez, honorez et renforcez les efforts des personnes qui consomment des drogues, des travailleur·euse·s du sexe et d’autres allié·e·s qui travaillent depuis longtemps en dehors du complexe industriel sans but lucratif. Engagez des sommes substantielles dans des programmes de substitution de drogues et les traitements qui offrent des services holistiques, centrés sur la personne et qui mettent l’accent sur la liberté, le choix et l’autodétermination. Financez des programmes de logement et d’éducation publics. Lancez des campagnes de lutte contre la stigmatisation des drogues au niveau national et dans les communautés.

Jusqu’à ce que nous entreprenions ces actes d’amour et de compassion — qui ne sont pas si radicaux — nous serons toujours « dans les tranchées ».