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J’ai été travailleuse de première ligne dans un refuge durant la crise des surdoses. Deux ans plus tard, je ne m’en suis toujours pas remise.

Graffiti couvrant la façade d’un bâtiment, y compris une bannière graffiti qui dit « Pour les êtres chers que nous avons perdus ».

Pendant environ six ans, dans deux provinces très différentes, j’ai été tour à tour travailleuse de première ligne dans des refuges, gestionnaire de cas et éducatrice en réduction des méfaits. Aujourd’hui, deux ans après avoir arrêté ce travail pour effectuer un retour à l’école, je ne suis toujours pas prête à y retourner, et je ne le serai peut-être jamais.

Je me souviens parfaitement du moment où la crise des surdoses a commencé à s’aggraver en Colombie-Britannique, avant que la situation ne soit déclarée urgence de santé publique. C’était fin 2014 et début 2015 : la fréquence et l’intensité des surdoses étaient en train de devenir incontrôlables à Victoria. Durant les fêtes, je faisais des journées consécutives de dix heures. Je me souviens que le jour de Noël 2015, tôt le matin, nous avons répondu à quatre surdoses en moins d’une heure. C’était une après l’autre, après l’autre. J’avais l’impression qu’à chaque fois que nous faisions une ronde de vérification, une autre personne faisait une surdose dans les toilettes à côté de la grande salle commune, pièce la plus utilisée du refuge mixte. Dans la soirée, il y a eu trois autres surdoses. Heureusement, ce jour-là, nous avons pu sauver tout le monde.

Certains autres jours, nous n’avons pas eu la même chance. Je me rappelle d’un jeune homme dans la fin vingtaine qui est mort tout seul dans sa voiture après avoir fait une surdose d’héroïne coupée au fentanyl. Des membres du personnel lui ont fait la respiration artificielle et administré plusieurs doses de Naloxone, mais il était déjà trop tard. Il s’était stationné juste à l’extérieur du refuge, à moins de 15 mètres des secours.

Nous avons fini par installer une petite table à l’accueil, pour exposer la photo de la dernière personne que nous avions perdue, entourée de fleurs et de tout autre objet significatif, pour honorer sa mémoire. On laissait ça en place une semaine ou deux, le temps que les gens puissent écrire des petits mots, des poèmes, des souvenirs. Ensuite, on rassemblait les messages et on les envoyait aux proches de la personne décédée, quand on avait leurs coordonnées.

Les gens décédaient si fréquemment de surdoses que, souvent, plusieurs noms et photos se retrouvaient sur la table en même temps. Évidemment, les personnes itinérantes mouraient aussi pour toutes sortes d’autres raisons, presque toujours prématurément. Une utilisatrice de services que je connaissais bien, qui venait de compléter avec succès un programme de réhabilitation de quatre mois, est morte à l’âge de 43 ans. Elle a fait une crise d’épilepsie en montant l’escalier et s’est cogné la tête; elle est décédée peu après. Un autre usager a sauté du boardwalk pour se noyer dans les eaux glaciales de l’océan Pacifique, à l’âge de 44 ans. Un autre, un jeune homme vingtenaire, s’est suicidé dans son unité d’hébergement transitoire; il a été retrouvé par mes collègues durant leur quart de nuit. Un autre utilisateur de services s’est laissé mourir à petit feu, en buvant – il est décédé un an avant de toucher sa pension. Une autre usagère est morte d’un cancer du poumon non traité, seulement trois mois après son diagnostic. Je pourrais continuer, mais je ne le ferai pas, parce que je n’en peux plus.

Ces réalités, je les ai fuies pendant longtemps. J’ai nié que ces expériences puissent avoir un impact sur mon bien-être physique et mental. Mais le déni et l’évitement ne peuvent pas durer éternellement. Le traumatisme et le chagrin finissent par vous rattraper. Finalement, je me suis rendu compte que je souffrais de traumatisme direct et indirect. Jour après jour, j’essayais d’aider des gens en situation d’urgence ou de crise alors que j’étais moi-même à bout de forces. Cela crée des ravages physiques et émotionnels – on les paie de sa santé et de son âme.

Mes symptômes étaient apparents pour tout le monde, mais moi, je ne les voyais pas. Je ressentais plusieurs symptômes physiques comme de la fatigue persistante, des rhumes récurrents, des infections aux sinus et des douleurs chroniques. Sans parler des symptômes mentaux et émotionnels : anxiété, dépression, troubles du sommeil, consommation accrue de drogues, sensibilité accrue aux sons et difficultés dans les relations interpersonnelles. Il a fallu que des collègues me partagent leurs observations et leurs réflexions pour que j’arrive finalement à faire un lien entre mon travail et mon état de santé. Mon expérience est celle d’un deuil profond et grave, un deuil qui prend du temps à guérir, un deuil subtil et sournois qui vous envahit au moment où vous vous y attendez le moins. Un chagrin qui ne s’effacera jamais vraiment, tant que des gens continueront à mourir de surdoses évitables.

“Mon expérience est celle d’un deuil profond et grave, un deuil qui prend du temps à guérir, un deuil subtil et sournois qui vous envahit au moment où vous vous y attendez le moins. Un chagrin qui ne s’effacera jamais vraiment, tant que des gens continueront à mourir de surdoses évitables.”

L’une des décisions les plus difficiles que j’ai eue à prendre de ma vie, c’est celle de faire un arrêt prolongé de mon travail en réduction des méfaits. J’ai trouvé ça douloureux, même déchirant. J’étais accablée, je prenais tellement de choses à cœur, j’avais tellement d’amour à donner, je voulais tellement en faire plus – mais je savais aussi que je n’en pouvais plus. J’en avais assez. Du moins pour l’instant, à cette époque. Ça me brisait le cœur alors que j’avais un tel désir de servir, que j’avais aimé et perdu des êtres chers, que je les avais côtoyés de si près.

Ça fait maintenant plus de deux ans que je n’ai pas travaillé en contexte de réduction des méfaits. Une partie de moi s’ennuie profondément de ce travail de première ligne : le sentiment d’accomplir quelque chose de concret à la fin de la journée, d’aider quelqu’un à tenir jusqu’au lendemain. Je m’ennuie des interactions significatives et authentiques avec les utilisateur·trices de services, les intervenant·es et la communauté. Mais je suis toujours aux prises avec mon deuil. Ce deuil est collectif : il est partagé par les membres de la communauté, les travailleur·euses de première ligne, et toutes les personnes touchées par la crise des surdoses et la guerre contre les personnes qui consomment.

“Ce deuil est collectif : il est partagé par les membres de la communauté, les travailleur·euses de première ligne, et toutes les personnes touchées par la crise des surdoses et la guerre contre les personnes qui consomment.”

Tant que nous n’aurons pas abordé et démantelé les politiques néfastes en matière de drogues, qui sont responsables de la mort de milliers de personnes par surdoses, des gens continueront de mourir et notre deuil ne s’apaisera pas. Nous faisons du surplace dans un environnement rendu toxique par la criminalisation, entraînant un traumatisme perpétuel chez les consommateur·trices de drogues, les travailleur·euses de première ligne et au sein de nos communautés.