Comment protéger votre cœur et votre esprit des ravages de la crise de l’empoisonnement au fentanyl ? Dans le sillage d’innombrables décès évitables, comment garder la tête hors de l’eau? Qu’est-ce que la réduction des méfaits émotionnels et comment l’utiliser pour survivre? On m’a demandé de couvrir ce sujet pour « Le Blogue Drogue » et l’ironie est que je ne vais pas particulièrement bien ces derniers temps. En effet, peu après avoir accepté cette tâche, nous avons perdu un pilier de la communauté de la réduction des méfaits ici à Victoria : une personne tellement aimée et appréciée que j’ai pu sentir une vague de chagrin collective déferler sur les médias sociaux. Un autre visage dans mon univers mental, un autre bel être humain avec des espoirs et des rêves, tué par des politiques sur les drogues toxiques. Parfois, je suis insensible à ces pertes. C’est presque comme si on avait mis le feu à mes terminaisons nerveuses et je suis triste de ne pas me sentir triste.
Je travaille comme infirmier dans le milieu de la réduction des méfaits. Dans le contexte d’un approvisionnement de plus en plus précaire en drogues, je ne suis pas étranger aux épreuves et à la mort. L’année dernière, en un an, j’ai été témoin de plus de traumatismes et de désespoir que durant toutes mes années de travail précédentes combinées. La pandémie mondiale a créé une tempête parfaite pour augmenter le nombre de décès causés par la toxicité des drogues. Désormais, je crains de répondre au téléphone au cas où de mauvaises nouvelles m’attendraient encore au bout du fil.
La douleur est encore plus grande quand je vois à quel point mes collègues, mes ami·e·s et les membres de ma communauté sont touchés par la guerre contre la drogue. Ils sont les dommages collatéraux de cette guerre, des médecins de terrain qui tentent de prévenir la mort tout en manquant de ressources et de soutien pour y arriver. Je voudrais faire disparaître leur douleur. Bien sûr, je n’ai pas ce pouvoir et aucun d’entre nous, non plus. Une question se pose alors : comment atténuer les méfaits de ce chagrin sans fin ?
Abordons maintenant la réduction des méfaits émotionnels.
J’ai entendu ce terme pour la première fois il y a environ un an. Je discutais avec un thérapeute en soins sensibles aux traumas qui affirmait que mes stratégies d’adaptation étaient orientées vers l’évitement total du deuil et de l’anxiété. On m’a expliqué que, tant que je travaillerais dans ce milieu, il y aurait des pertes douloureuses. En conséquence, ignorer cette douleur pourrait me conduire au découragement et me rendre inefficace dans mon rôle. Oui, nous devons vivre notre deuil, malgré la douleur.
Alors, la réduction des méfaits émotionnels ne serait-elle qu’une nouvelle formulation élégante pour donner lieu à des discours clichés ou stéréotypés de l’autosoin et de la résilience? Serait-elle une bêtise de plus visant à forcer les humains à normaliser ce qui ne devrait jamais être normalisé? Le langage de l’autosoin et de la résilience est devenu un outil d’oppression dans le domaine de la réduction des méfaits. Chaque jour, des communautés de personnes compatissantes tentent de se maintenir en vie et en sécurité malgré que les chances d’y arriver soient minimes.
Lorsque des individus vacillent, parce qu’ils ne peuvent plus survivre aux traumatismes quotidiens, on leur suggère « de prendre un bain moussant » ou « de pratiquer la pleine conscience ». C’est ainsi que l’on blâme et manipule les victimes, qu’on leur fait croire qu’elles sont responsables, alors qu’elles ne sont qu’inévitablement affectées par les conditions de leur travail. Ces discours permettent aux organismes et aux gestionnaires d’éviter leurs responsabilités et de s’attendre à une présence normale au travail. Heureusement, ce n’est pas ce qu’on entend par réduction des méfaits émotionnels.
Au plan personnel, je pratique la réduction des méfaits émotionnels en m’entourant de personnes qui peuvent comprendre. C’est lorsque je m’isole que le scénario du film se répète. Plutôt que d’ignorer la douleur, je consulte mon réseau de soutien. Nous nous donnons la permission de vivre des émotions difficiles et de ne pas aller bien. La crise des surdoses n’a rien de normal, et nous ne devrions jamais gaspiller notre énergie à essayer de la normaliser.
Au plan professionnel, en tant que gestionnaire, je pratique la réduction des méfaits émotionnels en considérant les conditions de travail insoutenables imposées à mon équipe chaque jour. Comment suggérer à une personne de prendre soin d’elle en allant « se faire masser » alors qu’elle n’a pas d’assurance maladie pour couvrir ce genre de soin et qu’elle vit dans la pauvreté ? Pensez plutôt à remettre en question le statu quo et la pertinence de vos propres politiques institutionnelles. Offrez des jours de congé payés lorsqu’un·e membre de votre équipe souffre. Soyez prêts à prendre le relais, même si vous devez être la personne qui devra travailler ce jour-là. Soyez présents et ne culpabilisez pas quelqu’un qui n’est pas en mesure de suivre le rythme.
Finalement, rappelez-vous que la réduction des méfaits est un mouvement de justice sociale visant à redistribuer le pouvoir et les ressources aux personnes rendues vulnérables par des forces oppressives. Cette définition inclut votre personnel.
Les personnes ayant une expérience vécue ont mené le combat et innové pendant cette longue crise de santé publique. Elles ont pris trop de risques et ont connu de grandes pertes, inimaginables pour la plupart d’entre nous. Si vous lisez ces lignes et pensez : « c’est facile à dire, nous ne pouvons pas commencer à donner aux gens des congés payés pour vivre leur deuil », demandez-vous pourquoi vous réagissez ainsi. La réduction des méfaits émotionnels, tout comme le mouvement en général de la réduction des méfaits, consiste à combattre les structures de pouvoir et à lutter pour l’équité. Pour garder la tête hors de l’eau, nous devons travailler ensemble.